Quel avenir pour le bouquetin des Alpes ?

Les origines

Ainsi qu’en témoignent les fouilles archéologiques et les peintures rupestres préhistoriques, il y a 20.000 ans, le bouquetin était présent partout en Europe, y compris en plaine au cours des glaciations. Le bouquetin a aussi bien côtoyé le renne aux âges glacés du quaternaire, que le bison ou l’auroch durant les périodes plus douces. En 1991, des peintures rupestres de bouquetins ont même été découvertes dans une grotte non loin de Marseille. Il y a environ 20.000 ans, des bouquetins vivaient donc dans les calanques, tandis que le niveau de la mer était 120 mètres plus bas et le littoral plus éloigné de 8 kilomètres.

Exode vers la montagne

Contrairement à une idée assez répandue, le bouquetin n’était pas destiné à vivre en altitude. Il semble plutôt que sa distribution alpestre résulte d’une quête pour sa survie. Peu méfiant, voire curieux, le bouquetin était déjà une proie facile à la préhistoire. L’homme le chassait abondamment, notamment pour la viande. Très à l’aise dans les zones escarpées, le bouquetin aurait naturellement migré vers la montagne, où il s’est mis à l’abri des prédateurs terrestres pendant plusieurs millénaires. Cet instinct de survie se manifeste encore chez le bouquetin moderne qui préfère grimper sur une paroi rocheuse plutôt que de s’enfuir en cas de danger.

À deux doigts de l’extinction

Que ce soit pour son trophée, sa viande ou les vertus supposées de certaines parties de son corps, le bouquetin a été chassé par l’homme pour toutes sortes de raison. Si ses habilités de grimpeur ont préservé le bouquetin pendant longtemps, l’invention de l’arbalète, puis du fusil a finalement amené l’espèce au bord de l’extinction au 19ème siècle. Déjà disparu de Suisse, d’Autriche et de Slovénie, il ne restait guère plus qu’une centaine d’animaux dans le massif du Grand Paradis, et peut-être quelques individus en Vanoise. Rien ne semblait pouvoir arrêter l’extinction totale du bouquetin des alpes…

Sauvé par un chasseur

Ironie de l’histoire, c’est par un chasseur que viendra finalement le salut. Victor Emmanuel II, proclamé roi d’Italie en 1861, se trouve un intérêt particulier pour la chasse du bouquetin. En 1858, il décide de créer le district royal du Grand Paradis, s’octroyant ainsi le droit exclusif de la chasse du mammifère. Les successeurs d’Emmanuel II poursuivront dans cette voie, et malgré des tableaux de chasse étoffés, les réserves royales hébergeront jusqu’à 3000 individus en 1914. L’espèce était sauvée !

Une immigration clandestine

A plusieurs reprises, les suisses tenteront des approches diplomatiques pour réintroduire le bouquetin sur leur territoire, mais les rois d’Italie refuseront toute collaboration. C’est finalement des contrebandiers valdotains qui feront passer illégalement 66 cabris par les cols du Mont Rose pour être revendus en Suisse à prix d’or. D’abord élevés en enclos, les jeunes bouquetins seront progressivement relâchés pour recoloniser peu à peu les Alpes helvétiques. Le bon développement de certaines colonies permettra ensuite à la Suisse de revendre des individus à d’autres pays : Slovénie, Autriche, Allemagne, France et même finalement l’Italie.

Un retour en force

La progression des populations en Suisse fut fulgurante, si bien qu’en 1977, une régulation de l’espèce fut mise en place dans les Grisons et plus tard dans d’autres cantons. En 2006, la Suisse ira même jusqu’à réparer symboliquement le préjudice occasionné par les contrebandiers valdotains, en restituant 50 bouquetins à l’Italie.

En 2020, on estime qu’entre 45.000 et 50.000 bouquetins vivaient dans l’arc alpin, bien que les techniques de recensement utilisées soient de plus en plus remises en cause. En tous les cas, l’espèce n’est plus considérée comme menacée selon l’UICN (Union International pour la Conservation de la Nature).

Au-delà du nombre

La réintroduction du bouquetin peut être considérée comme un succès sans précédent dans la conservation des espèces. Toutefois, ce constat ne tient pas compte des risques d’ordre génétique. Des biologistes émettent ainsi des doutes quant la pérennité du retour du bouquetin dans les alpes. Selon eux, on ne peut décider si une espèce est menacée en se basant uniquement sur les effectifs d’une population. Les risques d’ordre génétique doivent également être évalués pour considérer le danger d’extinction.

Une espèce génétiquement appauvrie

À l’exception des quelques individus issus de la Vanoise, tous les bouquetins qui vivent actuellement dans les Alpes sont issus des rares survivants du Grand Paradis. Les 8 populations majeures actuelles se sont ainsi constituées à partir de quelques individus relâchés en Suisse, qui eux-mêmes descendaient directement des captures réalisées illégalement en Vallée d’Aoste. Réduite à une centaine de têtes aux moments les plus critiques, l’espèce était au 19ème siècle, déjà fortement éprouvée par un appauvrissement de son patrimoine génétique.

Le processus d’érosion génétique s’est poursuivi avec les nouvelles colonies qui ont été fondées avec un nombre très (trop ?) réduit d’individus. En effet, chaque espèce animale porte des mutations dans le génome, dites « délétères » qui sont souvent à l’origine de maladies congénitales héritées des parents. Au cours des générations successives, une espèce parvient en général à limiter le nombre de ces mutations nuisibles par un processus appelé « contre-sélection ». Or, au plus le nombre de bêtes participants à la reproduction au sein d’un groupe est faible, au plus le risque de transmission des prédispositions néfastes est grand.

À cela viennent s’ajouter les problèmes de croisement. Chaque gène existe en deux exemplaires dans le patrimoine héréditaire des animaux (allèle paternel et allèle maternel). Lorsqu’un gène est défavorable, il n’y a généralement pas de conséquence pour l’espèce car la réplique saine de ce gène compense le problème. Mais chez les animaux trop apparentés, le risque est beaucoup plus important que leurs petits présentent le même défaut héréditaire et qu’ils le transmettent eux-mêmes à la génération suivante.

Pour ne rien arranger, le bouquetin est une espèce qui vit en colonie de façon localisée, qui se déplace peu, et qui ne se mélange pas beaucoup, augmentant encore la consanguinité entre les individus.

Aux termes d’études récentes, on estime que le degré de consanguinité chez le bouquetin des Alpes correspondrait à celui observé chez les descendants d’un couple formé par un demi-frère et une demi-sœur.

C’est grave docteur ?

Depuis quelques années, les biologistes constatent que les effectifs de bouquetins stagnent ou diminuent, tandis que des bêtes dans la fleur de l’âge contractent des maladies (pneumonies dans le Valais, épidémie de Brucellose en Haute-Savoie, maladie des abcès le massif des Écrins, problèmes cardiaques en Italie, cécité au Val d’Aoste, infertilité des mâles, etc.).

Il est indéniable que l’appauvrissement génétique peut rendre une espèce particulièrement vulnérable aux maladies. Les croisements répétés de bêtes consanguines entraînent un affaiblissement des défenses immunitaires et une résistance amoindrie aux maladies. Plus généralement, de nombreuses études démontrent l’importance d’une forte diversité génétique pour qu’une espèce puisse conserver sa population et qu’elle soit à même de survivre aux diverses perturbations environnementale. Face au changement climatique, le bouquetin des Alpes semble actuellement bien mal doté…

Le bouquetin dans l’impasse ?

Il y a 150 ans, en chutant à moins de cent individus, le bouquetin a perdu la quasi-totalité de sa diversité génétique, que même un retour à 50.000 têtes ne rétablit pas. Les chercheurs estiment à l’heure actuelle qu’une espèce ne devrait pas passer sous la barre des 1.000 individus au cours de son histoire pour ne pas être menacée d’extinction à long terme.

Conscient de ce problème de consanguinité, plusieurs initiatives sont actuellement menées pour renforcer la diversité génétique du bouquetin dans le cadre d’un vaste programme européen nommé « Alcotra Lemed-Ibex ». Plusieurs opérations de translocation ont déjà eu lieu, des échanges d’individus provenant de colonies éloignées géographiquement ont été mis en œuvre et Plusieurs parcs nationaux ont commencé la création de couloirs écologiques transfrontaliers visant à accélérer les échanges inter-populations. En Suisse, on réfléchit également à une modification de la pratique de la chasse.

Enfin, une étude récente de l’université de Neufchâtel a prouvé que certains bouquetins ont réussi à limiter les mutations délétères les plus sévères grâce à un mécanisme appelé « la purge ». Ce phénomène était connu en théorie, mais c’est la première fois qu’il est observé empiriquement chez une espèce. Et si finalement, le bouquetin détenait en lui les clefs de sa prospérité ? En tous les cas, il semble qu’on puisse être raisonnablement optimiste quant à l’avenir du bouquetin. Emblème des Alpes et maintenant symbole de la conservation des espèces, il s’agit de lui donner tous les atouts pour résister aux aléas du futur.

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